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Essai : Sur l'exercice spirituel et les sports de glisse de Ronan Bouroullec
Martin Béthenod revient sur l'artiste et designer légendaire.
A l'occasion de la sortie d'une nouvelle série exclusive de Ronan Bouroullec Affiches, nous revisitons le texte Exercice spirituel et sports de glisse de Martin Béthenod (directeur général de la Bourse de Commerce – Musée de la Collection Pinault). Les dessins de Ronan sont méditatifs et pourtant concrets, audacieux et pourtant discrets. Un collage fluide où le dessin et le design se rencontrent. Pour en savoir plus et découvrir la série d'affiches « Dessins de Ronan », cliquez ici .
« Contrairement à l'esquisse, outil indispensable au processus créatif du designer, les dessins de Ronan Bouroullec se définissent par le rejet de toute préoccupation autour d'un problème, d'un critère ou d'un résultat, par un refus de s'engager dans une quelconque définition de l'œuvre : c'est du dessin sans dessein. »
Nulla dies sine linea . À l'instar d'Appelles, le peintre décrit par Pline l'Ancien, Ronan Bouroullec ne laisse pas passer un jour sans s'adonner au dessin. Une série d'expositions – en 2011 à Arc en Rêve à Bordeaux, en 2013 au Musée des Arts Décoratifs à Paris, ainsi qu'aux galeries Kréo et Giorgio Mastinu – et d'ouvrages – comme Drawings (JRP Ringier, 2013) et les huit fanzines d'artistes publiés par Nieves – a commencé, au cours des dix dernières années, à révéler l'ampleur, la profondeur et la complexité de cet univers longtemps secret que nous reconnaissons aujourd'hui comme un aspect essentiel de son œuvre.
Mais ce n'est qu'un début, car ce vaste corpus – 200 à 300 dessins par an – demeure largement inédit. Depuis les années 1990, les dessins sont rassemblés dans d'innombrables carnets et portfolios, classés par ordre chronologique, dans le but de tout conserver – ou presque – sans les classer par type, thème, format ou technique. Le travail d'édition intervient – s'il le faut – ultérieurement, dans le cadre d'une réflexion sur leur publication. Ce désir de suspendre les notions de choix et d'intention, de reléguer les dessins à un moment totalement déconnecté de leur création, fait partie du protocole rigoureux qui préside aux dessins de Ronan Bouroullec. Un protocole marqué par la question de l'absence de préméditation.
L'absence de préméditation signifie d'abord qu'il n'existe pas de lieu précis pour le dessin : dans le train, à la maison, dans une chambre d'hôtel, à la maison, ailleurs qu'à l'atelier. Ni de moment précis : en voyage, la nuit, pendant le temps figé du confinement de 2020, les étés bretons – longtemps exclusivement consacrés au dessin et au surf, disciplines qui allient les mêmes mouvements de liberté et de fluidité, mais aussi la même dimension solitaire. Et pas de matériaux précis : du papier récupéré dans les chutes de l'imprimeur d'à côté, des stylos neufs ou anciens, secs ou décolorés, tout ce qui tombe sous la main détermine les couleurs du dessin et la texture de ses lignes. Pas de plan ni d'idée initiale : la forme se déploie progressivement par des gestes répétés, partant du centre de la feuille et se construisant adjacents. À la différence du croquis, outil indispensable au processus créatif du designer, les dessins de Ronan Bouroullec se définissent par le rejet de toute préoccupation liée à un problème, à un critère ou à un résultat, par un refus de toute définition de l'œuvre : c'est du dessin sans dessein.
L'absence affirmée d'intention rend les questions de sujet ou d'inspiration esthétique peu pertinentes, car l'impression d'un rapport à la forme, l'apparition d'une figure anthropomorphe (un cœur, une tête), organique (du bois, des plumes) ou architectonique (une plateforme, une barrière), ne peuvent être qu'une rencontre fortuite. Cette dimension « automatique » ne relève pas tant d'une logique surréaliste embrassant l'inconscient, mais plutôt de la méditation, ou des arts martiaux avec leur philosophie zen, où, selon les mots d'Emmanuel Carrère, « il ne s'agit pas d'accomplir une performance, mais de susciter quelque chose en soi ». En dessin comme en taï-chi, l'abolition de l'intention est liée à la régularité de l'exercice et à la concentration absolue sur le geste : chez Ronan Bouroullec, sa main (gauche) posée légèrement sur le papier, le mouvement de son corps sur la page, la pulsation du trait, le rythme du dessin en synchronie avec sa respiration.
Dessin 14, Ronan Bouroullec, affiche encadrée en chêne
C'est autour de cette notion de synchronicité que s'affirme clairement l'opposition entre temps du dessin et temps de la conception. Ce dernier est distendu, s'étendant sur une très longue période, de l'idée initiale à la réalisation, avec des pauses, des retours en arrière, des temps morts. C'est le temps des projets, de la socialisation, du negotium . À l'inverse, le temps du dessin est linéaire, continu, en synchronie avec le temps vécu. Il est marqué par l'immédiateté, par l'accord entre le geste et son résultat. C'est le temps de la conscience de soi, de l'exercice spirituel, de l'otium .
Au-delà de toute intention, satisfaction ou résultat final, le plaisir de glisser, plus ou moins fluidement, plus ou moins vite, selon la résistance du papier et la viscosité de l'encre. Le plaisir de la lenteur d'un stylo à bille, de la rapidité d'un feutre sur papier couché, la sensualité liquide des crayons aquarellables ou des feutres pinceaux.
Mais c'est aussi un moment de plaisir. Au-delà de toute intention, satisfaction ou résultat final, le plaisir de glisser, plus ou moins fluidement, plus ou moins vite, selon la résistance du papier et la viscosité de l'encre. Le plaisir de la lenteur d'un stylo à bille, de la rapidité d'un feutre sur papier couché, la sensualité fluide des crayons aquarellables ou des feutres pinceaux. Le plaisir du dessin évoqué par Vasari à propos du jeune Michel-Ange, qui « passait le plus de temps possible à dessiner en cachette, ce que ses aînés lui reprochaient ». Le plaisir du dessin, selon la formule de Jean-Luc Nancy, où le dessin est le lieu où, plus que dans tout autre art, se trouve « l'expression du plaisir de vouloir donner forme et présence à ce qui dépasse toute présence et toute forme ».
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Martin Béthenod est directeur général de la Bourse de Commerce – musée de la Collection Pinault – Paris, dont l'ouverture est prévue en 2019. Il est également directeur général du Palazzo Grassi – Punta della Dogana (Venise), poste qu'il occupe depuis le 1er juin 2010. Auparavant, il a occupé plusieurs postes dans le monde de l'art et de la culture. Il a débuté sa carrière comme chargé de mission auprès du directeur des affaires culturelles de la Ville de Paris (1993-1996), puis comme directeur de cabinet du président du Centre Pompidou (1996-1998), avant de créer et de diriger le service des publications du musée (1998-2001). Il a également travaillé au ministère de la Culture et de la Communication, en tant que délégué à la culture (2003-2004).
Ce texte a été publié pour la première fois à l’occasion de l’exposition « Ronan Bouroullec, céramiques, dessins, bas-reliefs », présentée d’avril à juin 2022 à la Galerie Giorgio Mastinu à Venise.
Photos d'installation de Delfino Sisto Legnani pour Mutina.
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